Friday, August 15, 2003

Há coisas assim:

Procuramos uma inspiração, uma ideia, e de repente, bang, levamos uma estalada de saber, tranquilidade e substância.
Os japoneses copiavam para melhorar.
Eu aqui reproduzo para acordar da nossa miserável banalidade.
Jean d'Ormesson escreveu no Figaro Litéraire.
LES GRANDES RUPTURES DE L'HISTOIRE LITTÉRAIRE
Ma mère et moi

PAR JEAN D'ORMESSON de l'Académie française
[14 août 2003]


Jean-Marie Rouart, à qui j'adresse un salut, m'a proposé d'écrire quelque chose sur le thème de la rupture, j'ai d'abord pensé aux rencontres. L'histoire n'est faite que de rencontres. Adam et Eve se rencontrent dans le jardin d'Eden, Vautrin et Rubempré sur la route d'Angoulême. Et, avec toutes les variantes imposées par notre fameuse modernité, le thème central de toute fiction romanesque reste: a boy meets a girl.


Tout de suite après les rencontres, les ruptures rythment notre vie. Ne parlons même pas de la rupture vénitienne, qui a fait couler tant d'encre, entre Musset et George Sand. Me venaient à l'esprit la rupture entre Verlaine et Rimbaud; entre Flaubert et Louise Colet; entre Staline et Hitler; entre Alienor d'Aquitaine et Louis VII, qui allait bouleverser l'histoire de l'Occident en donnant une puissance formidable aux Plantagenêts et aux Anjou; entre le pape Léon IX et Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, d'où la formule fameuse qui allait précipiter la chute de l'empire grec: «Plutôt le turban turc que la tiare latine»; entre Chateaubriand et plusieurs dames; et surtout entre Chateaubriand et Molé, si longtemps amis intimes: Chateaubriand ayant écrit de Molé qu'il avait deux antichambres, l'une chez sa belle-mère où il insultait les solliciteurs et l'autre chez le ministre où il allait se faire insulter, Molé avait répliqué: «Ce qui m'a toujours étonné chez M. de Chateaubriand, c'est sa capacité de s'émouvoir sans jamais rien ressentir.»


Tout cela était amusant, et parfois même intéressant. J'hésitais un peu entre une rupture ou l'autre, lorsque l'idée me vint soudain qu'une rupture décisive était intervenue dans ma vie comme dans celle de beaucoup d'autres – et notamment d'une foule d'écrivains – et qu'elle m'avait bouleversé plus qu'aucune autre: c'était la mort de ma mère. Elle me paraissait résumer toute la misère de ce monde.


Longtemps ma mère avait été là. Elle m'aimait avec une partialité scandaleuse et elle me pardonnait sans se lasser mes erreurs, mes fautes, mes folies. Il ne pouvait rien m'arriver puisqu'elle était là pour m'aimer. Dans mes livres, je parlais surtout de mon père, qui était un républicain d'une espèce évanouie: j'ai souvent raconté qu'il écrivait à son contrôleur pour se plaindre de ne pas payer assez d'impôts. Ma mère, je n'en parlais jamais: c'était une affaire entre elle et moi.


Elle n'était pas une star. Elle ne tenait pas de salon littéraire. Elle ne brillait pas de mille feux. Elle n'apparaissait jamais dans les rubriques des journaux. À l'instar de mon père, elle cultivait en silence une plante au parfum désuet et dont on ne parle plus guère dans nos jardins d'aujourd'hui: le devoir. Elle l'accomplissait à ma place et me faisait contre le monde et d'abord contre moi-même un rempart de son corps. Il y avait comme un échange entre ma mère et moi: elle accumulait les mérites et elle les reversait sur moi qui faisais ce que je voulais et qui me donnais du plaisir par-dessus la tête. Lorsqu'elle est partie à son tour, vers ce que Chateaubriand appelait – à tort peut-être – «l'infidélité éternelle», je me suis senti abandonné, jeté en première ligne sous un déluge de feu, dépouillé d'un amour que je n'avais pas crié assez fort dans les jours de bonheur.


Au regard de celle-là, toutes les autres ruptures de l'histoire, et même les miennes, m'apparaissaient insignifiantes. Puisque j'avais survécu au départ de ma mère, je pouvais bien survivre à tous les abandons: j'étais passé au travers de la barrière de feu.


En me souvenant du chagrin que j'avais ressenti à la mort de ma mère, j'ai souvent pensé avec effroi à la douleur que devait éprouver une mère qui perdait son enfant. Toutes les autres souffrances s'effaçaient au regard de cette horreur où triomphait le mal. L'ombre du plus grand drame de toute l'histoire des hommes se profilait à l'horizon: celui de Marie au pied de la Croix entre saint Jean et Marie-Madeleine.


Je me mettais à rêver à cette aventure incroyable et pourtant si banale: les liens entre une mère et l'enfant qu'elle avait porté en elle et qui était sorti de son sein. Ce qu'il y avait de plus quotidien, la naissance et la mort, était inimaginable. Et proprement inconcevable. C'était comme ce problème du temps sur lequel se penchent depuis toujours, et toujours en vain, philosophes et savants: si nous ne savions pas d'avance, par vocation, par destin, par un miracle toujours renouvelé, ce que sont le temps, la naissance et la mort, aucun esprit, jamais, et nulle part, ne pourrait les imaginer, ni même les concevoir. Le seul mystère, c'était la banalité de chaque jour et de chaque instant. Je finissais par me dire qu'avant même la mort de ma mère, une autre rupture sanglante, à laquelle il m'était presque impossible de penser, était intervenue, à mon insu, entre ma mère et moi, c'était ma naissance.


J'étais ma mère. J'étais une part d'elle-même. Je vivais en elle et par elle. Et puis, dans la douleur et le sang, je m'étais séparé d'elle. De cette première rupture, qui m'avait sans doute fait pleurer et crier, je ne gardais aucun souvenir. Mais quel choc ç'avait dû être! Comme j'étais bien dans le sein de ma mère avant d'être jeté dans la souffrance du monde! Ma mère me quittait en mourant: je l'avais déjà quittée en naissant.


Pour qui a vécu ces deux ruptures successives, la rupture, si fascinante, entre Aragon et Nancy Cunard, ou entre saint Thomas Becket et Henri II Plantagenêt, ou entre Frédéric II Hohenstaufen et le pape Innocent, étaient de la roupie de sansonnet. À mes yeux au moins, elles ne valaient ni ma naissance ni la mort de ma mère.


Il y avait une troisième rupture, une troisième barrière de feu, à laquelle il m'était impossible de ne pas accorder une pensée, au moins fugitive: c'était ma propre mort. «On n'entend dans les enterrements, écrit Bossuet, que des étonnements de ce que ce mortel est mort.» Un jour ou l'autre, le temps passe si vite, j'irai rejoindre ma mère dans ce que, faute de mieux, nous appelons l'éternité. Une éternité de néant, peut-être? Eh bien, je ne serai pas malheureux de partager ce sort avec une mère qui m'aimait plus qu'elle-même et que j'avais le bonheur d'aimer. Ou, peut-être, qui sait? une éternité de lumière? Alors, pour cet adieu-là, pour cette dernière rupture, les seules larmes à verser seront des larmes de joie.

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